Mercredi 25 septembre 2013
En quelque jours je viens de prendre conscience de
l’éphémèreté de ma petite vie.
Diluée dans l'océan de vies qui participe de
l'évolution de notre planète, elle passe totalement inaperçue.
A l'échelle de
mon entourage immédiat je n'ai aucune raison d'en tirer orgueil.
J'ai fais ni
plus ni moins ce que font les gens de ma condition, mariage, divorce, carrière
éclectique et chaotique, métiers non choisis, fuite en avant, remariage,
belle-famille, enfants, aventure, divorce, vie de feuille morte poussée par le
hasard d'une direction à l'autre puis, après maints tourbillons, coincée entre
deux roches par l'âge et le temps parmi d'autres feuilles immobiles, attente de
l'hiver fatal.
Ma famille, mes frères et sœurs, leurs enfants me semblent
loin, inaccessibles, presque étrangers.
Je sais que la réalité est toute autre.
J'y pense très souvent surtout depuis la mort de Michel.
Je culpabilise de ne
pas l'avoir accompagné jusqu'à sa dernière demeure.
Je culpabilise de n'avoir
pas participé au mariage de Véronique et son jeune amour Innocent.
Elle était
si heureuse!
Mais je n'y croyais pas, je pensais qu'il me faudrait tricher,
faire semblant de croire que leur avenir serait radieux, rire et chanter avec
eux et j'ai eu peur de me trahir.
Alors je me suis réfugié derrière mes
douleurs certes réelles mais psychosomatiques et je suis resté dans mon trou,
honteux et malheureux.
Si j'avais su que c'était la dernière occasion de nous
retrouver tous les sept sur LA photo la balance aurait certainement penché de
l'autre côté.
L'ultime image de la fratrie au grand complet aurait eu la place
d'honneur dans les albums des sept familles, au moins celles de mes sœurs et
frères, et ma conscience n'aurais peut-être pas eu à traîner ce boulet.
Je laisse pour traces de mon passage sur terre deux
grands enfants qui sont ma seule fierté mais, toutes proportions gardées,
auront la même importance dans cet immense océan de vie, c'est à dire une
goutte d'eau.
Benoît et Anaïs sont ce qui me reste de plus cher dans ma petite
existence.
Si j'éprouve le besoin d'écrire tout ceci aujourd'hui
c'est que je sais confusément que c'est le dernier chapitre de mon histoire.
Ils ne se doutent pas encore qu'ils sont ma seule raison de vivre.
Je n'ai pas
su les protéger, leur donner le meilleur de moi-même, les amener tranquillement
jusqu'à l'âge adulte.
J'ai laissé cette lourde tâche à leur mère malade pour
courir derrière une autre femme qui a fait mon bonheur pendant quelques années,
le temps justement qu'il m'aurait fallu pour accomplir ma mission de père.
Ils
s'en sont sortis bon gré mal gré grâce à cette mère aimante qui leur a donné
tout ce qu'elle a pu.
Merveilleux instrument que cet ordinateur.
J'utilise
mes deux majeurs et parfois l'indexe gauche pour clicoter sur mon clavier.
Les
autres doigts sont de plus en plus gourds.
Ils ne plient plus assez pour écrire
au stylo.
L'indexe et l'auriculaire de ma main droite sont raides, gonflés
d'arthrose et me font souffrir en permanence.
Ma signature est méconnaissable.
Mes ongles déjà trop longs glissent sur les touches noires avant que la peau
n'assure la bonne frappe.
Il va falloir que je les coupe.
Encore une corvée qui
va occuper une trop grande partie de la matinée au détriment des autres tâches
ménagères.
Après une nuit de sommeil interrompu dix fois par des
douleurs de ma jambe droite et surtout du genoux, j'aspirais à un peu de répit
et, pourquoi pas, de repos.
Je suis monté au Gandalet avec Jean-Claude, un jeune
ferrailleur installé depuis peu à Toudon.
La mort dans l'âme, je lui ai montré
l'étendue de ma fortune, une accumulation de "choses qui pourraient
servir" et qui ont envahit depuis quinze ans tous les coins et recoins de
mon terrain.
Des objets pratiquement neufs que notre société de consommation
renouvelle pour les remplacer par d'autres objets toujours plus
"beaux", plus chers, plus "design" et toujours plus
polluants pour notre planète.
Cette accumulation de déchets, bicyclettes
anciennes, éviers inox ou porcelaine, plaques de cuisson, petits appareils
électroménagers, vieux outils rouillés, ou matériels informatiques dont
l'obsolescence programmée représente l'absurdité et la honte de notre société
industrialisée à outrance prend une place de plus en plus importante.
Pour qui découvrait mon petit paradis, il lui
semblerait se trouver devant la caverne d’Ali Baba.
Tout ce bric-à-brac
représente une valeur marchande certaine une fois exposé dans des vide-greniers
ou chez des brocanteurs.
Le troc de plus en plus implanté sur les réseaux du
web se serait peut-être satisfait de ce trophée.
Hélas je ne m'en suis pas
occupé en temps utiles et mon trésor ne représente plus aujourd'hui que des
matériaux à recycler.
Jean-Claude se chargera d'une première sélection de
matériaux pour gagner sa vie puis d'autres ferrailleurs dans des pays lointains
(O absurdité de l'humanité) continueront l’œuvre de récupération matières par
matières et nous retourneront ces matériaux séparés de leurs déchets ultimes
pour ne garder que le produit de leurs efforts tout juste suffisants à faire
vivre leurs familles.
Je ne peux m'empêcher de penser à cet immense gâchis,
à ce déséquilibre grandissant entre les gros que nous sommes et les maigres qui
picorent nos miettes et se jettent sur nos restes loin de nos consciences
aveugles.
Alors, très vite, je chasse de mes pensées cette honte tenace et je
tente de m'enfermer dans mon petit univers douillet où toute cette
"fortune" ne représente plus rien.
Mais, plus qu’un manque à gagner, le débarras de tous
ces objets marque la fin d'un beau rêve.
Lou Gandalet était une petite ruine où nous aimions
nous reposer Paulette et moi au cours de nos randonnées pédestres entre Mont
Vial et Estéron.
Un carré d'herbe tendre au pied d'une ruine et au milieu des
ronces et des genets était devenu notre havre de paix, d'amour, de repas et de
repos lors de nos escapades romantiques.
Peu à peu nous y avions laissé une
grille et une boite d'allumettes cachée entre une pierre et une vielle poutre
de chêne et nous faisions griller quelques côtelettes sur un feu de cade et un
lit de thym.
Toudon et cet endroit en particulier était devenu notre petit
paradis.
À la même époque, un nouveau voisin de Paulette acheta la maison
contiguë à la sienne et nous rendit la vie impossible tant ses prétentions
empiétaient sur notre quiétude.
Nos escapade dominicales devinrent peu à peu un
enfer.
Les quelques heures de bonheur arrachées à la routine citadine devinrent
des heures d'angoisse.
Le fou nous
attendait et se délectait d'avance du spectacle qu'il avait préparé à
l'attention du voisinage.
L'escalier d'accès à l'appartement de Paulette était
construit sur le domaine de ce voisin et cette situation l’empêchait de
réaliser certaines modifications de sa maison.
Il s'ingéniait donc à nous
dissuader de jouir normalement de cet appartement afin, je suppose, de le
racheter à bon prix.
Je passe les sept années de tourments, de procès,
d'expertises, de démarches qu'il a fallu entreprendre pour seulement garder le
droit de passer chez lui, seule solution pour accéder à la maison de nos
loisirs.
Vu la conjoncture, j’eus l'idée d'acquérir la petite ruine de nos
rêves au cas où "le fou" persisterait dans ses velléités de nous
nuire.
Après deux années de recherches et de tractations
auprès du propriétaire nous avons fini par signer la transaction chez le
notaire et nous nous mimes aussitôt au travail.
J'avais entrepris de retaper ce cabanon et, pourquoi
pas, l'aménager pour en faire notre résidence principale un jour ... peut-être.
Enthousiasmés par cette idée, nous avons peu à peu remplacé nos randonnées par
des travaux de débroussaillage puis, moyennant quelques subsides et l'aide de
tâcherons, le cabanon retrouva peu à peu son allure d'antan.
Mon beau rêve aura duré quinze ans.
Les heures passées
à bâtir dans ma tête ont été les plus douces : une porte ici, une fenêtre là,
et puis non, là plutôt et ainsi de suite les murs, les talus, les arbres, les
petits escaliers de pierres, tout prenait place ou déménageait le lendemain.
J'étais comme un géant prenant entre deux doigts les éléments de notre future
demeure et les disposant au gré de mon imagination débordante.
Mais le poids des pierres, des sacs de ciment, des
parpaings, des ferrailles me ramenait très vite sur terre et la fatigue avait
souvent raison de mon ambition.
Paulette se fit de plus en plus absente, retenue par
des exigences familiales puis attirée par d'autres horizons.
J’abandonnai peu à
peu la bitounière comme disait mon tâcheron pour céder à la pression de mes
"mamies", deux sœurs du troisième âge, qui trouvaient trop dommage de
laisser un tel terrain si bien exposé sans potager.
Je te montre me disait l'une, on achète les plants me
disait l'autre, viens chercher le migon me proposait Stéphane le berger et
ainsi fut fait.
Six années durant les tomates les salades les choux, les
poireaux, les haricots remplacèrent le sable, les pierres et le gravier.
Puis
les premières douleurs apparurent au niveau des poignets et du bas du dos.
C'était l'été de la décadence!
Non seulement je ne pouvais plus me baisser ni
tenir un outil aussi léger fut-il mais mes proches ne me croyaient pas.
La double
peine!
Pour eux j'étais le vieil ours qui ne quittait plus sa grotte.
Mon père se dégradait doucement.
Son cerveau si agile
qui m'avait enseigné tant de "petits trucs" lorsque j'étais enfant se ramollissait de jours en jours.
Une vie de rude labeur et d'abnégation avait
fini par laminer ses souvenirs et sa conscience.
Il était loin et seul
abandonné dans une maison de retraite, un mouroir où il avait accompagné sa
femme malade, ma mère, puis, las de la vie, s'était laissé emporter dans un
flot de regrets, de remords et de culpabilité.
Ma petite sœur en revanche était toute à sa joie de
nous présenter son futur époux, un jeune Burkinabé de vingt ans son cadet.
Fallait-il se réjouir ?
Fallait-il la mettre en garde contre une désillusion ?
A cinquante ans elle avait bien mérité un peu de bonheur et personne n'osa
rompre le charme des moments les plus beaux de sa vie.
Pourvu que ça tienne me
disais-je dans le secret de ma solitude.
Notre couple vacillait.
Le petit coup de fil du soir
devenait une torture.
Les reproches fusaient et je n'avais pas assez de mots
violents pour lui faire entendre raison, lui prouver que c'était elle qui avait
les cartes en mains, que j'étais là à attendre qu'un jour nous puissions avoir
enfin une vie de couple normale.
En même temps il m'était impossible de lui
cacher ma satisfaction d'être libre, de faire quand où et comme je voulais sans
contraintes ni compromissions.
J'en étais arrivé à lui exprimer le plus sincèrement
possible le fond de ma pensée : oui, j'étais toujours amoureux d'elle, oui je
lui étais fidèle même si des tentations s'étaient présentées à maintes
reprises, oui j'aurais aimé finir mes jours avec elle, oui je savais qu'elle
m'aimait aussi, oui je comprenais les raisons de son choix : ne jamais lâcher
la proie pour l'ombre, oui mon mode de vie me convenait même si parfois la
solitude m'était pesante.
Ma franchise la blessait mais je ne me sentais plus le
droit de tricher.
Toute ma diplomatie n'avait rencontré que refus de voir la
réalité en face.
Nous nous aimions certes comme la carpe et le lapin et nos
chemins s'étaient déjà séparés sans que nous en eussions conscience.
Tant que
la fougue de notre dernière jeunesse, celle qui nous pousse à la dernière
folie, nous jetait dans les bras l'un de l'autre, les sentiments et les projets
d'avenir passaient au second plan.
Passée la cinquantaine, la fougue retombe,
la libido aussi.
Il reste la tendresse, le besoin de se sentir l'un près de
l'autre, un peu comme si la peur de tomber nous guettait à chaque pas.
Quel est ce sentiment qui remplace peu à peu l'amour
des premiers temps ?
L'habitude ? la peur ? le refus de nous remettre en question ?
Ou bien l'attente de la fin?
Je n'ai plus la force de répondre.
Je ne sais pas.
Je
ne sais plus rien.