Le 16 juillet 1945, les États-Unis réalisaient le premier essai nucléaire de l’histoire, à Alamogordo, Nouveau-Mexique.
Aujourd'hui, soixante-treize ans plus tard, jour pour jour,
je ressens le besoin de reprendre la plume à défaut du mégaphone et de vous
relancer ce cri de désespoir qui, s'il n'est pas entendu, sera probablement le
dernier.
Ce texte est un long développement de ma pensée mêlée à des
extraits de textes scientifiques que je me permets de diffuser sans retenue
tant l'urgence de leur lecture est évidente.
Je remercie mes lecteurs, mes abonnés et mon ami Han de se
faire le relais de ce cri d'alarme par tous les moyens appropriés.
16 juillet
2018
Je reprends le
fil de mes cogitations après une victoire des "Bleus" (s ou x ?)
suivie, paraît-il, par le tiers de la population mondiale devant leurs petits
écrans.
Si la voix des
scientifiques du monde entier avait une telle audience nous n'aurions jamais
évoqué ou même inventé ce terme d'"anthropocène".
Ce n’est pas un signal d’alarme, c’est un cri de panique.
Dans
l’édition du 10 juillet des PNAS
(Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of
America), revue hebdomadaire publiant les
comptes-rendus de l'Académie des Sciences des États-Unis depuis 1915,
publication pluridisciplinaire en science avec une prédominance pour la
biologie (mais aussi physique et sciences sociales), trois
chercheurs décrivent la disparition des animaux sur terre en
termes angoissants, parlant d’une « annihilation biologique »,
d’une « effrayante attaque contre les fondements de la
civilisation humaine ».
Un langage aussi cru est inhabituel dans une publication
scientifique.
« La situation est devenue
si mauvaise qu’il ne serait pas éthique de ne pas utiliser un langage
fort », vient de déclarer au quotidien britannique The Guardian le premier signataire de la publication, le
professeur Gerardo Ceballos, de l’Université nationale autonome du
Mexique.
Ceballos et ses deux coauteurs,
Paul Ehrlich et Rodolfo Dirzo, tous deux de l’université Stanford (Californie),
soulignent que la Terre est entrée dans sa sixième phase d’extinction massive
des espèces biologiques depuis l’apparition de la vie sur la planète, il y a à
peu près 3,8 milliards d’années.
Paul Ehrlich est connu depuis longtemps pour son pessimisme
catastrophiste.
Il s’est fait connaître en 1968 par un
best-seller, La Bombe P (pour population), qui annonçait une
prochaine famine mondiale due à l’expansion démographique.
Mais les recherches plus récentes d’Ehrlich reposent sur des
données plus solides, et ses coauteurs, Ceballos et Dirzo, ne sont pas
considérés comme des alarmistes fous.
En 2015, Ceballos et Ehrlich ont déjà consacré une
publication à la sixième extinction massive .
Cette dernière a été précédée, à cinq reprises depuis 450
millions d’années, d’épisodes au cours desquels des catastrophes naturelles ont
effacé la plupart des formes vivantes de la surface du globe.
Aujourd’hui, la Terre est à nouveau en train de perdre ses
animaux à grande vitesse, mais cette fois la cause n’est pas la chute d’une
météorite ou une éruption volcanique géante, c’est l’expansion rapide de
l’humanité.
« Notre société globale a commencé à détruire
les autres espèces à un rythme accéléré, déclenchant un événement d’extinction
de masse sans parallèle depuis 65 millions d’années », écrivaient
alors Gerardo Ceballos et Paul Ehrlich.
Près de 200 espèces de vertébrés se sont éteintes au cours
des 100 dernières années, alors qu’en temps « normal » elles
auraient mis 10 000 ans à disparaître.
Mais Ceballos et ses collègues affirment aujourd’hui que la
situation actuelle est plus grave qu’on ne le pense, parce que les chercheurs
se focalisent sur les extinctions d’espèces, qui ne reflètent qu’une partie de
la perte du monde vivant.
Pour obtenir un tableau plus réaliste, les trois auteurs de
l’article des PNAS n’ont pas seulement examiné la disparition des espèces, mais
aussi deux autres paramètres : primo, l’extinction des populations locales
d’animaux d’une espèce donnée, qui précède toujours l’extinction de l’espèce
entière ; et secundo, la baisse des effectifs au sein des populations
survivantes.
Au cours des dernières décennies, la perte des habitats, la
surexploitation des sols et des sous-sols, les pollutions, le dérèglement
climatique, etc., ont entraîné, selon les trois chercheurs, « des
réductions catastrophiques à la fois du nombre et de la taille des populations
des espèces communes de vertébrés comme des espèces plus rares ».
Plusieurs espèces de mammifères relativement en sécurité il
y a dix ou vingt ans sont actuellement menacées.
En 2016, il n’existait plus que 7 000 guépards à l’état
sauvage, et plus que 5 000 orangs-outans de Bornéo et Sumatra.
Les populations de lions d’Afrique (Panthera leo) ont
diminué de 43 % depuis 1993 et celles de girafes ont perdu près de
20 000 individus depuis 1985.
Globalement, sur 27 600 espèces de vertébrés terrestres
étudiées, un tiers subissent des pertes importantes de populations
locales.
Qui plus est, parmi les espèces en déclin, 30 % sont
encore suffisamment abondantes pour être classées dans la catégorie « Préoccupation
mineure », mais elles risquent d’être assez vite en danger.
« Le fait qu’autant d’espèces communes soient en
déclin est un signe fort de la gravité de l’épisode global d’extinction
contemporain », écrivent Ceballos, Ehrlich et Dirzo.
En examinant les populations et pas seulement les espèces
dans leur ensemble, ils montrent les vulnérabilités de nombreuses espèces qui
semblent encore bien présentes.
Si l’on ne tient compte que des extinctions d’espèces, on
peut avoir l’impression que la menace n’est pas trop dramatique et qu’il reste
encore du temps pour enrayer le mouvement.
L’article de Ceballos et ses deux collègues montre au
contraire que le monde animal se dépeuple à un rythme très inquiétant.
Les chercheurs ont analysé plus en détail les données
relatives à 177 espèces de mammifères des cinq continents.
Parmi ces espèces, la plupart ont perdu plus de 40 % de
leur aire de répartition géographique.
Presque 50 % de ces espèces ont perdu plus de 80 %
de leur aire de répartition entre 1900 et 2015.
En gros, sur la totalité des populations de ces 177 espèces
examinées en détail, 58 000 populations ont disparu.
Toute cette comptabilité vous indispose ?
Comme je vous comprends !
Je m'incruste au milieu de ces données scientifiques pour
vous donner mon propre sentiment : l'énumération méthodique des espèces
vivantes dont l'agonie annonce le déclin de notre espèce humaine puis sa
disparition, montre et démontre la rapidité avec laquelle notre environnement
se meurt.
Pendant ce temps nous continuons de tergiverser (encore un
mot pour mon ami Han), de négocier des traités internationaux, de produire des
objets dont l'obsolescence n'est même plus à programmer tant la technologie les
remplace par d'autres encore plus nombreux, plus performants, plus
indispensables et inutiles et ainsi viennent grossir la masse de déchets dont nous ne
savons que faire.
L'asphyxie est mondiale : les océans concentrent de nouveaux
continents de déchets de plastiques et produits toxiques venant de nos villes
et campagnes.
Les fonds marins sont raclés par les filets dérivants de la
pêche intensive ou asphyxiés par les chargements de fuel lourd des nombreux
naufrages de supers tankers.
L'air contient de plus en plus de gaz d'échappement des
avions toujours plus performants et plus nombreux.
Je vous épargnerai la déforestation massive au profit des
minerais de toutes sortes due à l'accroissement suicidaire des centrales
atomiques et (chuuut !) de l'armement nucléaire.
La liste des destructions massives que l'homme continue de
perpétrer serait aussi fastidieuse à lire que la comptabilité des espèces en
voie d'extinction que nos scientifiques soumettent à nos neurones fatigués.
L'une et l'autre sont intimement liées et, bien que relatées
par tous les médias du monde, elles ne semblent intéresser qu'une poignée
d'individus en regard de la coupe du monde de football qui attire plus du tiers
de sa population.
De là à dire que le choix de nos congénères en matière de
culture participe de notre propre déclin, il n'y a qu'un petit pas.
Ce petit pas est la distance qui nous sépare du siècle des
lumières à celui de la nuit définitive.
Ce petit pas a pour nom : ► ANTHROPOCÈNE ◄
_______________________________________
La sixième extinction massive d’espèces vivantes a
commencé : c’est le cri d’alarme que lancent les
auteurs d’une étude publiée dans la revue
américaine Science Advances.
À cinq reprises depuis 450 millions d’années, des
catastrophes naturelles ont effacé la plupart des formes vivantes de la surface
du globe.
Au permien, il y a 250 millions d’années, un énorme
événement volcanique a entraîné la disparition de 95 % des espèces
marines et terrestres.
Il y a 65 millions d’années, la fin des dinosaures a été
provoquée par la chute d’une météorite associée à
des facteurs climatiques.
Aujourd’hui, affirment les chercheurs, la Terre est à
nouveau en train de perdre ses animaux à grande vitesse : les espèces de
vertébrés s’éteignent à un rythme de vingt à cinquante fois plus rapide
qu’avant l’apparition de l’homme, voire cent fois plus rapide pour certains
groupes comme les amphibiens (crapauds, grenouilles et salamandres).
À ce train, la plupart des formes vivantes pourraient avoir
disparu de la planète d’ici 500 à 10 000 ans, un clin d’œil à l’échelle des
temps géologiques.
Mais rassurez-vous, nous n'aurons pas le loisir de le
vérifier car notre disparition, je veux parler de notre espèce humaine, dispose
d'un laps de temps beaucoup plus court estimé, selon certains scientifiques, à
seulement deux ou trois siècles.
Cette fois, la cause de l’hécatombe n’est pas naturelle,
c’est l’expansion d’une espèce devenue un agent majeur de transformation de
l’environnement : la nôtre. « Notre société globale a
commencé à détruire les autres espèces à un rythme accéléré, déclenchant un
événement d’extinction de masse sans parallèle depuis 65 millions
d’années », lit-on dans l’article de Science Advances.
Pour l’un des coauteurs, Paul Ehrlich, professeur à
l’université Stanford, Californie, l’étude « montre
sans aucun doute sérieux que nous entrons maintenant dans le sixième grand
événement d’extinction de masse ».
À moins qu'une prise de conscience planétaire et unanime
inverse la trajectoire sur laquelle nous filons à vive allure, je ne vois pas
comment éviter le pire.
Gerardo Ceballos, professeur à l’université nationale
autonome du Mexique, et premier auteur de l’article, renchérit : « Si
l’on laisse les événements suivre leur cours, notre espèce elle-même va
probablement disparaître et il faudra de nombreux millions d’années pour que la
vie reprenne le dessus, et. »
Catastrophisme ? Exagération de chercheurs « hystériques », comme
le soutient le blog Science 2.0, qui rappelle qu’Ehrlich s’est fait connaître en
1968 par un best-seller, La Bombe P (pour
population) qui annonçait une prochaine famine mondiale due à l’expansion
démographique ?
Gerardo Ceballos et ses collègues s’en défendent, et
assurent au contraire que leurs conclusions reposent sur des hypothèses
prudentes.
Il faut souligner qu’ils ne sont pas les premiers à soulever
le lièvre de la sixième extinction de masse.
Dès 1995, le paléontologue Richard Leakey et l’anthropologue
Roger Lewin consacrent un livre, La Sixième Extinction, à la destruction des espèces causée
par l’homme.
En 2008, David Wake, spécialiste des amphibiens à
l’université de Berkeley, Californie, décrit dans un article la menace qui plane sur les
grenouilles et salamandres.
Il souligne que « de nombreux scientifiques
soutiennent que nous sommes au début ou au milieu de la sixième grande
extinction de masse », et conclut qu’il nous reste peu de temps pour
empêcher un tel événement.
En 2011, un important article de la revue britannique Nature signé
de douze auteurs, dont Anthony Barnosky, de l’université de Berkeley
(Californie), également coauteur de la nouvelle étude, examine la question en
détail et conclut par une réponse de Normand : « La
récente perte d’espèces est dramatique et sérieuse mais ne peut encore être
qualifiée d’extinction de masse au sens paléontologique des cinq grandes »,
mais « de nouvelles pertes d’espèces en danger ou
vulnérables pourraient réaliser la sixième extinction de masse en seulement
quelques siècles. »
Quatre ans plus tard, l’alarme monte d’un cran.
L’inquiétude est justifiée, notamment, par les observations
de l’UICN, l’Union Internationale de Conservation de la Nature.
La liste rouge de l’UICN compte
désormais 22 784 espèces menacées, soit 381 de plus que l’année dernière, sur
un total de 77 340 espèces surveillées (animaux et végétaux).
Pour ne citer que quelques exemples, des menaces pèsent sur
les orangs-outans, les éléphants, les rhinocéros ou les antilopes saigas
victimes d’une hécatombe récente (voir Samedi-sciences du 6 juin).
Le lynx ibérique est en danger, comme le crabe Karstama
balicum, qui survit dans une seule grotte à Bali, ou encore le
sempervirent Magnolia emarginata, arbre endémique d’Haïti dont
l’habitat a été réduit d’environ 97 % depuis un siècle.
_______________________________________
Un pouvoir terrible,
effrayant. « Impuissante
puissance ».
Dites « anthropocène », et voyez
défiler devant vos yeux des scènes d’apocalypse, des pays submergés, des sociétés
asséchées par la soif, des forêts ravagées par la chaleur.
Avant toute autre caractéristique, la notion d’anthropocène
possède une force émotionnelle sans mesure avec les notions bureaucratiques
de « développement durable », « économie
verte », « économie circulaire » ou « transition
énergétique ».
Elle marque un point de non-retour.
C’est une alerte, un cri primal.
L’intelligence de leur livre est
de le déconstruire en récits.
Pour être une séquence géophysique
reconnue par une communauté croissante de savants, l’anthropocène est aussi un
motif de discours, une figure rhétorique et l’instrument de visions du monde
diverses et divergentes.
Ils distinguent ainsi une version
scientifique, techniciste de l’anthropocène, aveugle aux enjeux sociaux et
politiques qu’elle charrie, qui s’apparente à un discours officiel.
En ce sens, l’anthropocène est un facteur parmi d’autres de
réflexivité environnementale, autrement dit, une manière de penser les rapports
entre nature et culture.
L’histoire dominante de la modernité, depuis la philosophie
des Lumières, a cru se fonder dans la rupture entre sociétés humaines et cadre
naturel.
Cette thèse, battue en brèche par Bruno Latour dans Nous
n’avons jamais été moderne, est de nouveau attaquée ici par les deux
historiens, qui n’ont de cesse d’insister au contraire sur l’ancienneté de la
philosophie environnementale, des politiques et règlements destinés à lutter
contre les pollutions, les déforestations et la préservation de l’eau,
englobant l’ensemble des luttes pour la préservation des ressources naturelles.
Malgré ces fortes réserves, les
deux chercheurs défendent « ce beau concept d’anthropocène » et
affirment croire en ses perspectives libératrices : « Vivre
dans l’anthropocène, c’est donc se libérer d’institutions répressives, de
dominations et d’imaginaires aliénants, ce peut être une expérience
extraordinairement émancipatrice. »
Je croyais que seule l'autruche voyait la chose de cette
façon ... ... ...
Ci-dessous vous trouverez également quelques commentaires
que mon honnêteté intellectuelle m'impose de vous diffuser.
"
Des scientifiques proposent de choisir cette date hautement symbolique comme
point de départ de l’anthropocène, nouvelle époque géologique marquée par la
transformation de l’environnement terrestre que provoque l’activité humaine.
La proposition est défendue dans un
article mis en ligne le 12 janvier par Quaternary
International, et signé par vingt-six chercheurs, tous membres du groupe de travail sur
l’anthropocène.
Ce groupe de 37 scientifiques a été mis en place en
2009 par la Commission internationale de stratigraphie.
Il est constitué de
spécialistes des sciences de la Terre, de climatologues, de biologistes,
d’archéologues, d’historiens, etc.
En un peu moins de six ans de travaux, le
groupe a rassemblé un nombre considérable de preuves démontrant que
l’anthropocène est une réalité.
Bulle de plasma produite par
l'explosion nucléaire de l'essai Trinity, le 16 juillet 1945 © DR
Ce point fait donc consensus.
Mais une discussion très animée
se poursuit au sein du groupe sur la définition scientifique précise de
l’événement et sur le moment où il a commencé.
L’anthropocène doit-il être
défini comme une unité formelle sur l’échelle des temps géologiques, autrement
dit comme un événement global qui débute au même instant sur toute la
planète ?
Ou plutôt comme un âge archéologique, représentant un processus
continu et diachronique, c’est-à-dire qui ne commence pas nécessairement au
même moment dans les différentes régions de la planète ?
Les deux points de vue opposés sont développés dans deux
articles qui viennent de paraître presque simultanément : celui de Quaternary
International, déjà mentionné, et un autre publié dans The
Anthropocene Review, dont les auteurs font également partie du groupe de
recherche sur l’anthropocène.
Pour éclairer la discussion, nous avons demandé
au premier signataire de chacun des deux articles, respectivement le géologue
Jan Zalasiewicz et l’archéologue Matt Edgeworth, tous deux de l’université de
Leicester, d’exposer leurs arguments. Nous avons également interrogé le
géologue britannique Colin Waters, qui a signé les deux articles, illustrant à
quel point la controverse est loin d’être close.
Selon l’article de Quaternary International, les
radionucléides artificiels (principalement césium 137 et plutonium 239) issus
de l’essai d’Alamogordo et des plus de 2 000 explosions nucléaires qui ont
suivi, au rythme d’une tous les dix jours jusqu’en 1988, produisent un signal
détectable sur toute la planète.
Bien sûr, la présence d’isotopes du plutonium n’est qu’un
signal parmi les nombreuses traces géologiques de l’activité humaine, liées
entre autres à l’augmentation de gaz carbonique atmosphérique issu des
combustibles fossiles, à l’utilisation massive d’engrais azotés, aux déchets de
plastique ou d’aluminium, à l’accumulation de polluants ou de métaux lourds,
aux forages dans les roches et sédiments, aux remaniements des sols causés par
l’urbanisation, aux transformations des cours d’eau dus aux barrages, etc.,
etc.
Au risque d’être taxés de sensationnalisme, les chercheurs
proposent d’utiliser le signal des radionucléides comme le « marqueur
primaire » de l’anthropocène, ce qui n’exclut évidemment pas les
autres.
L’anthropocène serait ainsi défini comme un événement synchrone et
global, débutant au même instant sur toute la planète. « Le
milieu du XXesiècle correspond au moment où les changements liés à l’activité
humaine semblent assez significatifs pour justifier une nouvelle unité » sur
l’échelle des temps géologiques, résume Jan Zalasiewicz.
________________________________________________
1
NOVEMBRE 2013 PAR JADE LINDGAARD
L’impact de nos activités
industrielles et de nos modes de vie sur la nature est tel que nous basculons
dans une nouvelle ère géologique : l’anthropocène. C’est ce qu’affirment
des scientifiques, des philosophes et des historiens. Mais cette théorie dilue
les responsabilités des pays riches et des classes favorisées. Premier
volet d'une série sur “la planète, la modernité et nous”.
Jusqu’ici plutôt discutée dans
l’espace anglo-saxon, la notion d’anthropocène est au cœur d’un projet
éditorial français lancé cet automne à l’initiative de l’historien des sciences
Christophe Bonneuil : à la clé, une collection dédiée à ce sujet
aux Éditions du Seuil, un colloque universitaire les 14
et 15 novembre, un livre co-écrit avec
l’historien Jean-Baptiste Fressoz, L’Événement anthropocène.
« La notion d’anthropocène pointe un phénomène
géologique de perturbation des équilibres du système Terre, explique
Fressoz. Il n’embrasse pas tous les bouleversements de l’écosystème. Il
a à voir avec la révolution industrielle et l’histoire des techniques, tout en
étant très lié aux enjeux géopolitiques. »
Couverture de The Economist, 30
mai 2011 (DR).
Au départ du
livre de Bonneuil et Fressoz, il y avait un cours, enseigné l’année dernière à
l’Ehess (Ecole des hautes études en sciences sociales), dans l’idée de frotter
les sciences humaines à cette perturbante notion d’anthropocène.
Car pour les
deux chercheurs, le concept n’appartient pas aux physiciens et chimistes. « Il
y a un grand risque dans l’idée d’anthropocène, c’est de dire que c’est un
problème géologique, et que donc, seuls les climatologues et les scientifiques
ont la solution », considère Bonneuil.
Une vision marquée par « l’hypothèse
Gaïa », c’est-à-dire l’idée d’interactions entre le monde humain et le
système Terre d’où l’humain ne sort pas forcément vainqueur, dans la foulée des
travaux de James Lovelock ou, dans un autre registre, de Bruno Latour.
Un récit hanté par l’écocide, qu’ils nomment « thanatocène » :
la guerre y est analysée comme laboratoire du saccage des espèces végétales et
animales, « une histoire naturelle de la destruction ».
Et enfin un récit militant, porté par les critiques des
technologies et de leurs usages, les mouvements décroissants et de la
transition, qui partent du constat de l’anthropocène pour développer la vision
d’une société où l’on travaillerait moins, où l’on partagerait plus, et où les
communs prendraient le pas sur la marchandisation généralisée.
«À l’inverse,
ils s’inquiètent des risques d’émergence d’un autoritarisme d’un nouveau type,
fondé sur la conscience de la fragilité des ressources naturelles et le constat
de la faillite des États démocratiques à endiguer les dérèglements climatiques.
Ils nomment " géopouvoir " ce nouveau despotisme,
par analogie avec le biopouvoir théorisé par le philosophe Michel
Foucault : Tout comme le biopouvoir constitue la population
comme une entité biologique qu’il faut connaître pour gouverner, le géopouvoir
émergent reconceptualise la Terre comme un système à connaître et gérer pour en
tirer le rendement soutenable maximal.
Combiné à la doxa néolibérale
contemporaine, il conçoit le marché comme le meilleur dispositif permettant
d’atteindre ce but.
Il s’agit alors d’internaliser dans le marché la
valeur du "capital naturel" et des "services
écosystémiques" à travers des prix et des titres de propriété
échangeables, faisant de l’atmosphère et de la biosphère des sous-systèmes de
la sphère économique et financière. » De ce point de vue,
poursuivent-ils, loin de l’avènement glorieux d’un "âge
de l’homme", l’anthropocène témoigne donc plutôt de notre impuissante
puissance. »
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