Danse et décadence.


L'orchestre vient de s'installer. 

Un portique de tubes d'aluminium soudés sert de support à des rampes de lumières colorées, des spots, des flashs, des canons laser, des fumigènes et accessoirement quelques gadgets que je découvre et qui renforcent le coté spectaculaire de la scène. 

Celle-ci est encombrée de câbles de toutes sortes reliant un ordinateur portable, une table de mixage, quatre énormes haut-parleurs, des micros sur leur trépieds et d'autres caissons dont j'ignore la fonction ainsi que la double rangée de gamelles noires destinées à colorer la piste et le public en harmonie avec le son.

"A la batterie : Fifi annonce l'animateur de la soirée". 

A la trompette : Gégé ... , à la guitare : Lulu ... , à la basse : Momo ... , et ainsi de suite sont présentés une douzaine de musiciens comme sortis d'un chapeau. 

Il pianote sur une console entre chaque présentation et un solo de l'instrument cité émerge de l'ensemble tonitruant.

Puis la musique ressurgit et mugit des quatre caisses noires avec, il faut bien le reconnaître, une synchronisation parfaite due à la maîtrise acrobatique du disque-jockey.

Sur la piste des jeunes commencent à se trémousser sur une chorégraphie inspirée directement de la cage aux singes lorsqu'ils veulent attirer l'attention sur eux. 

Ils ont presque tous une cannette dans une main, un "smart phone" dans l'autre et une cigarette au centre des lèvres. 

Filles et garçons arborent ostensiblement tatouages, piercings ou autres fantaisies qui témoignent de la violence de notre époque. 

Des étoiles, rubans et anneaux de couleurs changeantes scintillent sur leurs corps et les habillent de lumières extravagantes.

Je me trouve à une vingtaine de mètres face à cet orchestre sans musiciens mais éblouissant d'effets lumineux clignotant au rythme  des divers tempos. 

Mon voisin tente de me dire quelque chose mais le vacarme assourdissant interdit tout échange verbal. 

Cet échec le fait se rapprocher de mon oreille et il me hurle : "ça arrache hein ?!"

Loin d'obtenir mon approbation, je lui fais signe que je m'en vais.

 Je ne peux supporter cette torture plus longtemps. 

J'ai l'impression que mes tympans sont broyés et que les sons parviennent à mon cerveau à travers mon corps tout entier massant au passage l'ensemble de mes viscères. 

Cette sensation jusqu'alors inconnue ne me déplait pas mais la dose est trop forte et, cette fois, c'est moi qui "m'arrache" de cet enfer.

Est-il utile de vous rappeler les petits bal-musettes de ma jeunesse ?

Non, bien sûr. 

Tous les vieux s'en souviennent. 

Je vous vois même tapoter du pieds au souvenir du rythme de l'accordéon. 

La musique nous a laissé tant de mélodies sur les trois temps d'une valse que mon cœur se gonfle et mes yeux se mouillent à l'évocation de ce temps-là.

La campagne, l'odeur du foin, le lait chaud du pis de la vache, la charrette tirée par de forts chevaux, le charretier et ses jurons.

Et la petite école, le maître en blouse grise, vous y étiez vous aussi.

Puis, à la fin de la semaine le petit bal et ses lampions, les couples tournoyant au son de l'accordéon, le plancher de parquet où l'on jetait une poignée de savon en paillettes.

La guerre était encore présente dans toutes les têtes mais nous voulions tourner la page et nous amuser. 

Et alors pour ça, on s'est bien amusé ...